Le développement personnel a le vent en poupe depuis des décennies et permet à de nombreux.euses consommateur.rice.s de se comprendre, de se déconstruire tout en promettant l’amélioration de la qualité de vie, la réalisation de ses aspirations et de ses rêves. Pourtant, ce patchwork de courants de pensées aléatoires n’est pas sans dérives. Focus sur ce cadeau empoisonné.
Il est 2H du mat, je scrolle… Et entre deux trois réels humoristiques sur les mascus et d’autres sur le concert gargantuesque de Taylor Swift (#ouijesuisteamswifties), je tombe sur le post de @tapotedutaff intitulé “Développement personnel : aubaine ou arnaque pour le féminisme ?”. Étant dans une période où mon militantisme flirte avec le burn-out, ces propos tombent à pic et nous rappellent quel est le public qui consomme le plus ce domaine centré sur le travail sur soi : les femmes. Sans grande surprise me direz-vous.
Les couvertures des livres de développement personnel ne revêtent ils pas eux-mêmes des couleurs considérées comme “féminines” par la société ? (Du rose par ci, du mauve par là…). Loin de moi l’idée de faire de l’essentialisme mais malheureusement le développement personnel s’inscrit, dans le système patriarcal et s’en nourrit. “En patriarcat, les femmes sont dominées. Elles doivent obtenir la validation masculine pour (sur)vivre tout en étant perçues comme incomplètes, incompétente, insuffisantes… Elles ont alors à “faire leurs preuves” constamment et travaillent sur elles pour être (perçues comme) meilleures qu’elles ne sont à la base” et c’est le serpent qui se mord la queue.
Et les hommes dans tout ça ?
Si les femmes font face à un “cercle vicieux du travail sur soi”, les hommes plongent dans celui du désintérêt : “En patriarcat, les hommes dominent, ils sont de facto acceptés et validés tels qu’ils sont, tout en étant présumés à leur place, à la hauteur, compétents, légitimes. Ils ont moins, peu voire pas besoin de faire leurs preuves, bénéficiant d’une discrimination positive et n’ont aucune raison de “travailler sur eux” surtout si les femmes le font gratuitement pour eux” vu que les femmes se forment et transmettent ! #lebeurrelargentdubeurreet…
A ce stade, on pourrait qualifier ce phénomène d’emotional gold digger (”chercheur d’or émotionnel” littéralement ou disons les termes : une meuf qui fera tout le taff à leur place), sobriquet proposé par l’autrice Erin Rodgers en 2016, un pied-de-nez au fameux terme gold digger (”chercheur.euse d’or” ou plus communément “croqueuse de diamants”). Il serait peut-être temps de se retrousser les manches, les gars, non ? Je vous promets, ça va bien se passer.
Qui d’entre nous n’a jamais, seule ou accompagnée, élaboré des théories et autres suppositions sur le comportement d’un homme via le prisme du dev perso et de la psychologie ? “On lit des bouquins sur les relations, on s’échange des trucs et astuces sur comment bien se parler, bien se comprendre, et même bien se disputer. Bref : on fait du travail émotionnel.” comme le raconte Victoire au micro de son podcast “Le coeur sur la table”. Et pendant ce temps-là : “les hommes de leur vie se reposent simplement sur elles” écrit Mona Chollet. Et tout ceci, sans frais! Venez, on se rassemble et on établit nos tarifs.
Des conséquences qui alimentent un décalage constant…
Le DP est devenu au fil des années un business. France Inter le confirme : “l’industrie génère 11 milliards de dollars par an en moyenne. En France, cela représentait 32% du marché du livre en 2018”. Rajoutez à ça l’étude IPSOS menée entre avril 2022 et avril 2023 qui rapporte que “22% des hommes français ont lu au moins un livre de développement personnel contre 41% des femmes” et vous obtenez le parfait cocktail Woman’s Emotional Labor (oui, je viens de l’inventer).
Très tôt, les garçons sont biberonnés au “agis comme un homme !”. Traduction : virilité, force et barrage aux émotions et qualités perçues comme féminines. En tant que femmes, on nous a appris à être davantage dans le care. On informe, on partage, on ouvre le champ des possibles. Et si les autres ne nous suivent pas ? Le fossé s’agrandit. L’incompréhension prend ses quartiers. La colère gronde. A quoi sert la Fabrique du Bonheur si elle ne tient pas ses promesses d’épanouissement personnel, de meilleures relations, d’abondance ? En réalité, on nous fait croire qu’il y a toujours quelque chose à modifier, à apprendre… et ce, dans le seul but de nous faire consommer toujours plus.
Sans parler de la culpabilité que tout ce processus engendre dans notre subconscient. Le dev perso induit insidieusement l’idée que nous sommes les seul.e.s responsables de notre bonheur… “Si tu le veux, tu le peux” ; “No pain, No gain” ; “la solution est à l’intérieur de toi” ; “Souris à la vie et elle te sourira” … Tant de préceptes qui viennent renforcer la croyance limitante que si tout part à vau-l’eau dans notre vie, c’est de notre faute. Ce qui revient à nier les causes et conséquences systémiques, les violences, notre héritage culturel et l’environnement qui nous entoure. Déni qui participe aussi “à un étouffement de la rébellion, de la contestation collective et donc au renforcement des statuquos” (🔗www.cvfe.be) . Zen, soyons zen comme dirait l’autre.
Mais aussi les stéréotypes de genre, les normes et les inégalités…
Enraciné dans une vision biaisée et binaire de la société, le dev perso s’adresse généralement à un public précis : les personnes valides, privilégiées, cisgenres qui cochent les petites cases. Quid des autres minorités et autres genres ? Quid des autres modèles relationnels que celui de l’hétéronormativité ? Certes, la parole se libère mais l’hétéropatriarcat détient inlassablement la première place.
“L’hétéropatriarcat, c’est ça en fait : des humains fabriqués pour faire semblant qu’ils s’en foutent, pour être persuadés qu’ils sont autonomes et rationnels – c’est le loup solitaire, le mec stoïque, le self made-man, l’ingénieur– … et des humaines qui s’occupent compulsivement des autres, dans l’espoir qu’un jour on s’occupe un peu d’elles : c’est la mère sacrificielle, la petite amie dévouée, la collègue toujours adorable. L’infirmière. “ Amen, Victoire !
Par exemple, Les Hommes viennent de Mars et les Femmes de Vénus de John Gray, best-seller, ne repose que sur l’idée qu’hommes et femmes viennent de planètes différentes. Ce livre propose aux femmes de “tenir une place et un rôle stéréotypés. (…) Il s’agit de se montrer compréhensive, d’afficher son soutien et d’être en empathie avec la sensibilité «typiquement masculine » de son partenaire” (cfr 🔗www.cvfe.be). C’est reparti pour un tour de manège !
Vous le sentez le goût amer de l’injustice ? Pendant que nous sommes poussées à “devenir les meilleures versions de nous-mêmes” et à endosser la responsabilité de changer un système que nous n’avons pas choisi – et que nous subissons – les hommes barbottent dans leurs privilèges. Il est temps de se défaire du mal (ou du mâle ?).
Faut-il pour autant diaboliser le développement personnel ? Comment on sort de la boucle ?
Il serait ridicule de ma part de crier à haute voix “bouhhhh le développement personnel c’est nul” alors que mon compte Instagram regorge de lectures de ce type, de conseils et d’aphorismes à la pelle. Mon propre cheminement m’a menée vers le développement personnel et celui-ci m’a grandement aidée mais cela n’aurait pu se faire sans le reste : une dimension politique, militante et collective. Être dans la quête notre propre estime et militer n’est pas une dichotomie, à mon sens. Coupler les deux pourrait même être l’ingrédient magique et insuffler un vent d’émancipation au développement personnel. De quoi pouvoir réellement amorcer le début d’une rébellion face à l’injustice. “Prendre soin de soi” disait Audre Lorde, “ce n’est pas de la complaisance, c’est de la préservation, c’est un acte de guérilla politique”.
Plutôt que d’enlever infiniment les couches de l’oignon et de finir lessivées, nous pourrions choisir un meilleur terreau qui n’est pas seulement constitué de la pensée positive et la glorification du Moi, et envisager de décentraliser nos relations avec les hommes de notre quête personnelle. Semons des graines et enclenchons des prises de conscience mais cessons de rester éperdument dans le carcan de la femme douce et pédagogue. Pourquoi devrions nous nous restreindre et nous faire plus petites ? Pour ne pas froisser les petits égos ? Nous devons tous.tes être des sujets actifs de notre propre apprentissage et émancipation.
On peut aussi décider collectivement de se foutre la paix. De se retirer de l’équation, un temps. Ce qui est indéniable, c’est que nous sommes bien assez. Et si cela ne plaît pas, on prend ses affaires, “on se lève et on se casse” comme Virginie Despentes.
Alors, Kryptonite ou catalyseur, le dev perso ?
PS: oui, on sait, #notallmen, hein (mais beaucoup quand même).
Pour aller plus loin :
- Livres :
La volonté de changer : les hommes, la masculinité et l’amour de bell hooks
Tout le monde peut être féministe de bell hooks
Révolution l’amour de Mona Chollet
Une révolution intérieure de Gloria Steinem Le développement (im)personnel de Julia de Funès
Un esprit bof dans un corps pas ouf d’Anne Sophie Girard
Eloge de la lucidité d’Ilios Kotsou
Happycratie d’Eva Illouz Les hommes et le féminisme de Françis Dupuis-Déri
- Documentaire :
Le business du bonheur par ARTE
- Podcasts :
L’infirmière et l’ingénieur de Coeur sur la table.
Inventer une thérapie féministe d’Un Podcast à Soi.
Quand le chemin de guérison nous rend malade de Mouvement intérieur.
- Sources :
Abbey, C. (2023, 28 avril). Le développement personnel fait-il du mal aux femmes ? France Inter. https://www.radiofrance.fr/franceinter/le-developpement-personnel-fait-il-du-mal-aux-femmes-9017917
Bienaimé, C. (2024, 17 mai). Inventer une thérapie féministe. Dans Un podcast à soi – ARTE. https://www.arteradio.com/son/61686022/inventer_une_therapie_feministe
Binge.audio. (s. d.). binge.audio. https://www.binge.audio/podcast/le-coeur-sur-la-table/lingenieur-et-linfirmiere
Contributeurs aux projets Wikimedia. (2024, 27 mai). Développement personnel. https://fr.wikipedia.org/wiki/Développement_personnel
Eva Illouz : « Le développement personnel, c’est l’idéologie rêvée du néolibéralisme » . (s. d.). https://usbeketrica.com/fr/article/eva-illouz-le-developpement-personnel-c-est-l-ideologie-revee-du-neoliberalisme
Ghyselings, M. (2023, 22 juin). Le business du bonheur : les dessous du développement personnel. Moustique. https://www.moustique.be/medias/television/2023/06/26/le-business-du-bonheur-les-dessous-du-developpement-personnel-264579
Hamlett, M. (2019, 8 juillet). Men Have No Friends and Women Bear the Burden. Harper’s BAZAAR. https://www.harpersbazaar.com/culture/features/a27259689/toxic-masculinity-male-friendships-emotional-labor-men-rely-on-women/
Jonas, I. (2006). Un nouveau travail de « care » conjugal : la femme « thérapeute » du couple. Recherches Familiales, N°3(1), 38‑46. https://doi.org/10.3917/rf.003.0038 Juin, R. H.-. (s. d.). Les limites du développement personnel. Une critique féministe. CVFE – Dire NON Aux Violences Conjugales ! https://www.cvfe.be/publications/analyses/202-les-limites-du-developpement-personnel-une-critique-feministe
Sintes, F., Pinson, M., Laigle, F., Poitevin, N., Terrier, M., & Meyer, A. (2019, 17 septembre). Développement personnel : une imposture ? France Inter. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-telephone-sonne/developpement-personnel-une-imposture-6694905
TaPoteduTaff. (2024, 8 juin). Le développement personnel : aubaine ou arnaque pour le féminisme ? Instagram. https://www.instagram.com/p/C78hEybCCmZ/?igsh=Ymx3dHRvMjh1MGo3
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