Charge mentale: le PDG est une femme.

« Il est 23h45, après avoir fait l’amour avec mon mari, je réalise que j’ai oublié de mettre le pain au congel. » C’est un des nombreux témoignages publié sur le compte Instagram dédié à la charge mentale, @taspensea. Gestion, planification et suivi des tâches du foyer, c’est ça la charge mentale, un travail à temps plein. Penser à tout, tout le temps: mission « naturellement » confiée à une seule personne, la femme. Drôle de nature.

Ça commence à 7h30: tu prépares le petit pour l’école. Tu n’oublies pas de glisser une collation dans son cartable, et dans ton sac des aspirines et des mouchoirs en quantité suffisante pour toute la famille, on ne sait jamais. Dans la voiture, petit sms au chéri pour lui rappeler son rendez-vous chez le dentiste. Et ça continue: ranger le lave-vaisselle, organiser le mariage et les vacances, les loisirs, les activités, les lessives, et rappeler à son chéri de le faire quand on s’absente. La vie quoi! Au-delà de l’exécution des tâches, c’est la planification dont il est question. La tête toujours pleine, c’est ça la charge mentale. Et c’est avec sa BD Fallait demander, que Emma a mis des mots sur les maux, et un coup de pied dans les foyers. 

Mais Nicole, de quoi tu parles? Pas de stress, on décrypte tout ça. 


La charge mentale? Tu peux préciser? 

Pour démarrer: la charge mentale, c’est quoi? Le concept est introduit par plusieurs sociologues, dont Monique Haicault, au milieu des années 1970 dans le cadre de recherches sur le travail des femmes et la division sexuée des activités. Elle parle de « travail mental invisible de management ». Elle écrit: « La notion de charge mentale souligne le poids de cette gestion globale, sa complexité croissante et ses contraintes, mais aussi la pluralité des compétences cognitives qu’elle mobilise. Des capacités mentales de gestion et d’organisation mais aussi de prévision, de mémorisation, de coordination, de réponse aux imprévus. Elles supposent aussi la maitrise des temporalités multiples propres aux activités de chacun, leur agencement au sein de l’espace global couvert par leurs lieux de vie où s’inscrivent aussi différentes mobilités. Il s’agit en outre de capacités d’empathie, de disponibilité affective pour maintenir en bon état physique et moral les membres de la famille, sur le court et le moyen terme ».

Compte Instagram @taspensea

La charge mentale est redéfinie quelques années plus tard par Nicole Brais (signe assez évident!), chercheuse à l’université Laval au Québec comme suit: « La charge mentale, c’est le travail de gestion, d’organisation et de planification qui est à la fois intangible, incontournable et constant, et qui a pour objectifs la satisfaction des besoins de chacun et la bonne marche de la résidence »

En résumé, c’est le syndrome de la femme épuisée et débordée, qui doit penser à tout, tout le temps et pour tous les membres du foyer. C’est ce que vous m’avez répondu sur le sondage Instagram: « Penser à tout alors que l’autre ne le voit pas », « Ne jamais avoir son cerveau sur pause », « Une accumulation de choses au quotidien », « Penser à tout ce qui fait que ça roule. »

C’est le syndrome de la femme épuisée et débordée, qui doit penser à tout, tout le temps et pour tous les membres du foyer.

En 2017, la dessinatrice et ingénieure informatique Emma met le feu aux poudres. Elle publie Fallait demander, un article illustré qui met en lumière la charge mentale au travers de son propre quotidien de mère et de femme active. C’est le buzz, et la BD est publiée quelques mois plus tard. On retrouve plusieurs situations qui semblent banales, comme une jeune femme en pleine préparation du souper qui s’occupe en même temps du biberon de son bébé et qui veille à ce que la marmite ne déborde pas. Pendant ce temps, son mari déguste son apéro sur le canapé. « Mais fallait demander, je t’aurais aidé » finit-il par dire. Criant de vérité. 

Grâce à Emma et sa BD, le terme est popularisé. Le problème a un nom, la dessinatrice a touché un point sensible. Une fois sortie du cercle fermé des sociologues, la charge mentale résonne dans des milliers de têtes, et n’a pas vraiment la cote. « J’ai été très heureusement étonnée de recevoir plusieurs messages de remerciements d’hommes qui ont pris conscience de toutes ces choses grâce à la BD. J’ai également reçu quelques messages outrés, m’accusant de misandrie, mais ça, j’y suis habituée. » confie Emma à L’express.

Extrait de Fallait demander, de Emma

Tout travail mérite salaire, sauf celui-là

Penser à tout, organiser et planifier les tâches, comme on le ferait au bureau, mais dans sa cuisine (et sans salaire), avant de s’entendre dire qu’il « fallait demander ». Ses dessins sont partagés en masse, des milliers de femmes s’y retrouvent. Emma résume la situation: « Quand le partenaire attend de sa compagne qu’elle lui demande de faire les choses, c’est qu’il la voit comme la responsable en titre du travail domestique. C’est donc à elle de savoir ce qu’il faut faire et quand il faut le faire. » On peut presque parler de CEO du foyer. Et c’est bien là le problème. 

Victoire Tuaillon l’écrit dans l’excellent Les couilles sur le table: « Lors de la mise en ménage d’un couple, le temps dédié aux tâches ménagères des femmes augmente et celui des hommes diminue. » Drôle d’équation. Autre fact, une enquête de l’Insee révèle que en 2010, les femmes prenaient en charge 64% des tâches domestiques et 71% des tâches parentales au sein des foyers. En 1985, ces taux s’élevaient respectivement à 69% et 80%.

Extrait de Fallait demander, de Emma

Comment expliquer que les tâches ménagères semblent être « par nature » féminines, et que cela augmente quand elles cohabitent avec un homme? Un des explications avancées par la journaliste Victoire Tuaillon est le doing gender. C’est-à-dire que pour performer dans son genre, la femme utiliserait les tâches ménagères. Il faudrait prouver son amour et briller dans son rôle de femme/fée du logis grâce aux tâches du foyer. Ces tâches, d’ailleurs, seraient classées selon une hiérarchie plutôt étrange dans l’imaginaire collectif avec en tête de liste les tâches viriles comme monter un meuble, et en queue de peloton, on retrouve le ménage, apparemment réservé aux femmes. Ces tâches, quand elles sont déléguées sont rémunérées. Ce ne serait pas la définition d’un travail, ça?

Comment expliquer que les tâches ménagères semblent être « par nature » féminines, et que cela augmente quand elles cohabitent avec un homme?

La charge mentale va donc au-delà de l’exécution ou de la répartition des tâches et de leur répartition (on vous entend d’ici: « moi je range le linge! »), cela relève de la planification, de l’organisation et de la coordination. C’est de devoir penser à tout, tout le temps. C’est planifier le souper pendant son temps libre, se rappeler qu’il faut appeler le médecin pendant un moment de détente. C’est avoir toujours la tête pleine, ne jamais penser à rien. Comme le dit Emma dans une interview pour La Maison des maternelles.

Finalement, plus qu’un mode de fonctionnement, c’est une construction sociale qui est ancrée. Cette construction est mise en place dès l’éducation: vous avez fait un tour au rayon jouets pour petites filles? Entre petite cuisine, fer à repasser et mini Dyson, on s’y perd. Pour y remédier? On en parle, on verbalise le problème, on fait un pas vers l’autre pour accepter de déléguer ou de démissionner de ce rôle de CEO des tâches domestiques. Ça semble être un bon début, non? 


La charge mentale est encore plus vaste, on parle de charge sexuelle, contraceptive ou émotionnelle. Mais je vous épargne le roman et vous réserve ça pour un prochain article. On remet ça dans deux semaines. Vous serez de la partie? 

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