RENCONTRE: « AVANT D’ÊTRE UNE FEMME RONDE, JE SUIS UNE FEMME »

« Je suis grosse. Il faut dire les choses comme elles sont. Je ne suis pas arrondie, ronde. Je suis grosse comme on est mince, grande ou petite. Et ce n’est pas un gros mot. ». J’ai rencontré Ana et Fabienne pour discuter des stéréotypes qui continuent de plomber l’ambiance. Taboues, les formes? Il semblerait que oui. « Avant d’être une femme ronde, je suis une femme. Avec une sexualité et l’envie de plaire mais surtout de me plaire. C’est comme si la société m’en empêchait. » me confie Fabienne. Jugements déplacés, sous-représentation dans les médias et honte de se montrer en public. Être une femme ronde en 2021, tu sais, c’est pas si facile.

« C’est comme si les rondes n’avaient pas le droit d’être sexy, de vivre une sexualité, et de porter autre chose que des longues tuniques noires. Pour prouver le contraire, j’ai fait le contraire. » Ana lance Aglaïa, une boutique de vêtements grandes tailles. Son rêve? Briser les tabous et faire évoluer les mentalités. Fabienne défile pour elle. Durant cet échange, j’ai découvert la réalité de femmes qui doivent se battre contre elles-mêmes pour apprendre à aimer leurs corps. Mais aussi contre une société qui refuse de les voir et de les accepter.


De l’amour à la haine

« Peut être que si je n’avais pas été ronde, j’aurais été différente et moins réservée. J’ai eu des compagnons, mais je n’ai jamais eu de folles aventures. C’est dans mon tempérament. Mais je pense que le fait d’avoir été ronde dans ma jeunesse m’en a empêchée. Je sais que ce n’est pas le cas de tout le monde, chacune se construit différemment avec son corps. J’ai mis du temps à m’accepter. J’ai un discours différent aujourd’hui car j’ai enfin eu ce fameux déclic. Je pense que quand on ne s’accepte pas, on a du mal à aller vers l’autre de peur d’être jugée. Avec mon compagnon, le père de ma fille, c’est tout à fait différent, je n’ai jamais eu une relation comme ça. Je pense que c’était le bon moment pour moi, pour enfin être en accord avec mon corps. Ce n’est pas toujours évident quand on est plus jeune. » – Ana, 31 ans

« Quand j’étais jeune, j’étais mince. Je pesais 58 kilos à vingt ans. J’ai eu des problèmes qui m’ont fait grossir. Aujourd’hui, je pèse 120 kilos. C’est assez compliqué, car dans ma tête je suis toujours mince. J’ai divorcé une première fois, je vais à nouveau divorcer. J’ai eu beaucoup d’amants. Durant une période, je me suis brulée les ailes parce que je donnais tout à l’homme qui acceptait d’être avec moi, vraiment tout. Comme si je devais le remercier d’accepter de sortir avec une grosse. Ce n’est pas facile et parfois je suis contente quand il y a un homme qui m’accepte. Il y a une relation amour-haine avec mon corps. Parfois, de l’extérieur on peut s’accepter comme on est: « oui, je suis ronde et je m’accepte », et parfois notamment dans les relations, c’est plus compliqué. » – Fabienne,  51 ans 

Je donnais tout à l’homme qui acceptait d’être avec moi, vraiment tout. Comme si je devais le remercier d’accepter de sortir avec une grosse.

« Ma fille a répété le mot »

« Ma maman et ma grand-mère sont des femmes rondes. Je les ai toujours vues bien habillées, maquillées et belles. Elles ont été des modèles pour moi. Je n’ai jamais ressenti de honte venant de mes parents, uniquement de l’inquiétude pour ma santé. Dans mon cas, quand ma fille est née,  je n’avais pas encore eu le déclic, je ne m’acceptais toujours pas. Un jour, je me suis surprise à me dénigrer devant elle. Me regarder dans la glace et dire: « j’ai l’air d’une grosse vache » devant elle. Ce jour-là, j’ai pris une baffe car ma fille a répété le mot. C’est peut-être ça le déclic. Elle a répété le mot. On ne veut pas inciter ça, mais inconsciemment, le fait de se dénigrer soi-même devant ses enfants, ce n’est pas bon pour leur évolution. Désormais, je fais très attention parce que je ne veux pas élever ma fille avec ce genre d’idées. Le physique n’est pas le plus important et puis je veux qu’elle soit fière de moi. J’ai appris à corriger mon vocabulaire devant elle. » – Ana

 « La femme ronde n’a pas de sexualité »

« Une amie, ronde aussi, m’a confié que quand un garçon l’aborde, elle ne sait jamais comment réagir. Si elle doit se sentir flattée ou si elle doit se méfier: « voilà encore un maniaque ». Selon elle, il y a deux types. Les hommes qui assument totalement d’aimer les rondes, ils aiment ça sainement. Et il y a un autre type qui n’aime pas ça sainement du tout. Je pense que beaucoup de femmes peuvent y être confrontées en général mais le fait d’être ronde, cela amène malheureusement parfois une perversité très spéciale. C’est très difficile de se construire, de construire un couple et une sexualité. Pour ma part, j’ai toujours été très réservée donc je me suis préservée de ce genre de choses. Je parle beaucoup avec des amies, des clientes, et c’est vrai que c’est un sujet très tabou. On dirait que la femme ronde n’a pas de sexualité, qu’elle n’a pas le droit d’être sexy, d’être sensuelle ou de plaire. La femme ronde, je dirai que soit ça dégoute, soit on se dit: « ce n’est pas possible, un homme ne peut pas vouloir avoir des rapports avec une femme comme ça ». Des fois on peut ressentir ça dans le regard des gens. » – Ana 

Le fait d’être ronde, cela amène malheureusement parfois une perversité très spéciale. C’est très difficile de se construire, de construire un couple et une sexualité.

Perversité malsaine 

« Quand j’ai créé la page Instagram de ma boutique, j’ai publié des photos des modèles. Très rapidement, j’ai reçu des messages privés très bizarres. Ce n’était pas ce que j’appellerais des compliments sains, que du contraire. C’était très vulgaire. Je pense que toutes les femmes peuvent tomber sur des types pareil, mais je crois que c’est encore différent dans ce cas. Il y a énormément de sexualisation, et comme un fantasme qu’ils n’assument pas au grand jour. Donc, sur les réseaux, ils se lâchent. D’ailleurs il n’y a jamais de photo de profil, c’est bien la preuve.» – Ana

« Il y a un fétichisme, quelque chose de malsain parfois. Surtout au niveau de la poitrine. Le nombre d’hommes qui fantasment sur les grosses poitrines, c’est énorme. Parfois des hommes se disent « je vais essayer avec une grosse ». Ils ont envie de connaitre des sensations. Sur les sites de rencontre, les hommes ne voient que ça. » – Fabienne, 51 ans

Une mise à nu compliquée

« C’est aussi une découverte d’une nouvelle forme de sexualité. Quand j’ai commencé à avoir des amants car ça n’allait plus avec mon mari, j’avais honte de mon corps. J’avais l’impression qu’il fallait que j’en fasse toujours plus pour que mon corps soit accepté. Aujourd’hui, j’ai un nouveau compagnon. Tout se passe très bien, mais dès qu’il fait allusion à mon corps ou à mon poids, même pour rire, je me braque. À coté de ça, au travail ça ne pose pas de problème, j’ai défilé pour Ana et j’essaie de me sentir toujours bien dans mon corps, bien habillée et maquillée. Mais quand c’est dans l’intimité, c’est différent. Soyons honnêtes, même physiquement, quand on fait l’amour et qu’on pèse 120 kilos, ce n’est pas la même chose que quand on en pèse 58. Le poids est là, le volume est là. Les positions, les caresses, ce n’est pas du tout la même chose. C’est la découverte d’autres plaisirs aussi. Parfois je me sens limitée par son corps. Parfois il y a des choses qu’on voudrait faire, mais même le souffle… Quand il faut remuer 120 kilos ou 58, ce n’est pas pareil! C’est peut-être cru, mais parfois je me dis « purée, j’ai 120 kilos à bouger! » Mon compagnon actuel fait 70 kilos, j’ai parfois l’impression de l’écraser … c’est bête à dire parce que ça ne lui pose pas problème, mais c’est la réalité, il faut aussi le dire. C’est très différent. C’est une masse importante et ce n’est pas évident. Ce n’est pas du tout comme ce qui est montré dans les films pornos. Même si je suis encore souple, il n’y a pas la même souplesse. Parfois on a l’impression qu’on doit bouger un paquet de graisse. Avec mon compagnon ça se passe bien. Je n’ai jamais rencontré un homme qui m’a fait une réflexion sur mon poids pendant qu’on faisait l’amour. Mais psychologiquement, ce n’est pas aussi simple. » – Fabienne 

Le poids est là, le volume est là. Les positions, les caresses, ce n’est pas du tout la même chose.

Fantasmes inavoués

« Au début, dans une nouvelle relation, on a parfois honte de montrer son corps à un homme. J’ai fréquenté des sites de rencontre et au début j’angoissais à l’idée de devoir publier une photo, de montrer que je suis ronde. Deux choses se passent: d’une part il y a des hommes qui aiment beaucoup les rondes. J’ai réalisé que finalement, il y en a énormément. Ils aiment la douceur, la rondeur. Par contre, il y en a d’autres qui sont gênés de s’afficher avec une ronde. C’est arrivé dans les quelques relations que j’ai connues: au lit tout se passe bien mais une fois qu’il faut franchir la porte de la maison et se balader dans la rue, main dans la main, c’est différent. Ils ont cette pression de savoir comment ça va être perçu de fréquenter une femme ronde. Je crois que les hommes ont toujours cette vision de la bimbo. Il faut avoir une belle femme pour la montrer à ses copains comme ils seraient fiers d’avoir une nouvelle voiture. Tous les hommes ne sont pas comme ça bien heureusement, je n’en fais pas une généralité. Mais c’est vraiment quelque chose que j’ai constaté. D’ailleurs, j’en ai discuté une fois avec un partenaire qui m’a répondu très sincèrement que oui, c’était vrai, qu’il aurait du mal à aller quelque part avec moi alors que ça se passait bien entre nous. Pour moi, c’est une gifle. De se dire que tout va bien quand on est dans le lit mais quand on en sort, ce n’est plus possible.» – Fabienne, 51 ans 

Pour moi, c’est une gifle. De se dire que tout va bien quand on est dans le lit mais quand on en sort, ce n’est plus possible.

« Beaucoup d’hommes aiment les courbes. Certains le disent, d’autres le cachent. Je pense qu’il faut faire bouger les mentalités. J’ai déjà vécu ça plus jeune: « tu es très jolie, mais je ne pourrais pas assumer de sortir avec toi, face à mes potes, je ne pourrais pas sortir avec une grosse. » C’est violent. » – Ana, 31 ans

Mais, tu ne veux pas maigrir?

« Je défends le body positive, je dis bien je défends le body positive. Je ne défends pas et je ne prône pas l’obésité morbide. On me reproche parfois: « tu incites les femmes à rester grosses ». Si tu n’arrives pas à maigrir, que tu as essayé tous les régimes possibles et que tu n’as pas envie d’une opération qui peut être dangereuse, vis ta vie et les gens doivent te laisser tranquille. Il faut laisser vivre chacun comme il le souhaite. Dans mon commerce, je reçois des messages privés avec des commentaires comme: « c’est beau de montrer des rondes, mais elles seront mortes d’ici vingt ans ». C’est véridique et c’est très violent. Dans notre société, voir des femmes rondes épanouies, sexy et qui ont envie de plaire, ce n’est pas possible, ça choque. On ne veut pas accepter qu’une femme ronde s’assume, on refuse de le voir. Une femme ronde que je connais m’a dit un jour: « tu ne peux pas porter un short en simili cuir, sur une ronde, ce n’est pas beau! ». J’ai pensé: « mais merde, on n’a vraiment pas le droit de vivre! » J’ai envie de porter un short pour me plaire à moi, mais je n’en ai pas le droit parce que je suis ronde. C’est insensé. La femme ronde, on la voit comme la femme qui doit se camoufler, on va la critiquer parce qu’elle ne fait pas attention à elle, on va dire qu’elle ne s’apprête pas, ou au contraire, la fille ronde qui va s’apprêter et être sexy, oser un short en été, va avoir des regards et des réflexions. » – Ana, 31 ans

« Tu ne peux pas porter un short en simili cuir, sur une ronde, ce n’est pas beau! »

« On peut parler d’une certaine grossophobie. On entend souvent des clichés tels que: « il n’est pas avec elle pour son physique ». Ce sont des idées préconçues et je trouve ça très triste. Je pense que, oui, c’est de la grossophobie, et ça revient à dire: « tu n’as pas le droit d’être aimée. » Parce je suis grosse. Je dis les termes, appelons un chat un chat, « ronde » c’est joli, c’est arrondi. Moi, je suis grosse, je ne suis pas arrondie. Ce n’est pas un gros mot pour moi, c’est un adjectif. Je comprends que certaines peuvent se sentir heurtées, donc j’utilise souvent des termes plus fleuris. Mais des fois je pousse des coups de gueule et selon moi, on est grosses comme on est petites ou minces. À force d’en faire un mot qu’on ne doit pas dire comme Lord Voldemort, ça devient un mot tabou. C’est devenu une insulte. » – Ana

Moi, je suis grosse, je ne suis pas arrondie. Ce n’est pas un gros mot pour moi, c’est un adjectif.

Un changement timide

« Nous vivons dans une société qui se focalise sur le physique « parfait ». Ça change mais ce n’est pas encore ça. Les réalisateurs n’osent pas prendre des actrices un peu plus rondes pour des rôles importants. Dans la publicité, pour vanter des produits de régime, le mannequin fait une taille 34 et nous parle de perdre du poids. C’est un peu fort. » – Ana 

« Dans les médias, ça change, mais c’est timide. Par exemple, une marque de lingerie vient de sortir une pub avec une femme ronde. Effectivement, elle est un peu plus ronde, elle a des kilos en plus que les autres. Mais c’est la ronde acceptable. Elle a de la poitrine et des hanches mais un ventre tout plat. Ça passe pour: « pour vous faire plaisir on vous met une ronde. » » – Ana

« On parle de plus en plus de mannequins grande taille qui portent du 42. Oui, c’est vrai, ce n’est pas du 34, mais ça ne représente pas la femme ronde. Je trouve qu’il n’y a pas vraiment de représentation de femmes rondes. Même au niveau de la lingerie, quand vous faites un 54, pour trouver de la belle lingerie à cette taille, c’est mission impossible ou alors il faut avoir le budget. Même si dans notre sexualité on a envie de jouer un peu, d’être attirante, on ne trouve pas grand chose qui puisse pimenter la sexualité. C’est les culottes en coton. Comme si en étant rondes, nous n’avions pas le droit d’avoir une sexualité. C’est comme si la sexualité n’était pas réservée aux rondes. Avant d’être une femme ronde, je suis une femme tout court. Peu importe. On garde cette image de la ronde sympa, rigolote, mais on ne dira jamais d’une ronde qu’elle est sexy. Il y a une évolution positive mais légère. Certaines femmes rondes ont peur de montrer leurs formes, elles se cachent sous des fringues larges qui ne leurs plaisent pas toujours. Je pense que, plus elles verront des femmes qui s’assument, plus elles seront tentées de mettre des vêtements qui les mettent aussi en valeur. » – Fabienne

C’est la ronde acceptable

« Pour prouver le contraire je fais le contraire »

« J’essaie de bousculer les stéréotypes. On nous dit que on ne peut pas s’habiller d’une telle façon, qu’on ne peut pas porter des couleurs ni du moulant. Ma réponse? J’organise des défilés avec des rondes. Pour prouver le contraire je fais le contraire. On a besoin d’entendre des femmes et des hommes témoigner, parler ouvertement et positivement. Peut-être que ça permettrait à d’autres hommes de s’assumer. » – Ana, 31 ans 

Je vois des femmes complexées qui passent leur temps à faire des régimes. Je trouve ça triste, la vie est courte.

« J’ai été encore plus forte dans le passé. J’ai vécu des années sans m’accepter, sans m’aimer et sans savoir m’habiller. J’ai toujours pensé que la mode, ce n’était pas pour moi. La société m’avait formatée comme ça. Avec Aglaïa, je veux proposer des collections de vêtements différentes de ce qui est proposé sur le marché de la grande taille. Je me mettais des barrières, et un jour j’ai eu un déclic: j’ai réalisé que je me pourrissais la vie. Du poids, je n’ai pas cessé d’en prendre, c’est comme ça. J’ai un compagnon qui m’aime, je ne vois pas pourquoi je ne peux pas aller plus loin dans mon cheminement personnel. J’ai décidé de ne plus porter de vêtements pour me cacher. Sur le marché actuel, c’est ce qu’on nous propose. Je veux que lorsqu’une cliente rentre, elle achète peut-être un vêtement mais qu’elle se sente vraiment bien dedans et qu’elle ressorte avec un mental plus fort. Je vois des femmes complexées qui passent leur temps à faire des régimes. Je trouve ça triste, la vie est courte. » – Ana, 31 ans


Ana et Fabienne se sont livrées à moi et je les en remercie. Leur bonne humeur, leur bienveillance et leurs sourires (qui s’entendaient au bout du fil) m’ont bluffée. Nous parlons de leurs corps, des jugements auxquels elles sont confrontées au quotidien, et de l’ injustice dont elles sont victimes. Mais ce n’est pas ce qui ressort de nos échanges. Non, bien au contraire, elles ne m’ont transmis que du positif. Une envie d’échanger, de se libérer de la peur de dire les choses comme elles sont. De partager pour aider d’autres femmes à avoir ce fameux déclic, à avancer dans leur propre cheminement. Une envie de représentation, de ne plus se cacher. Ana lance sa boutique, Fabienne défile, et moi, je partage leurs histoires, en espérant qu’elles vous inspireront comme ces deux femmes m’ont inspirée. 

Merci Ana, merci Fabienne. 

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