RENCONTRE: « C’EST AVEC MON CORPS QU’ON M’A FAIT DU MAL »

« Je commence par le plus dur, après ça va aller. » Ce sont ses premiers mots. « Ce n’est pas une histoire joyeuse, mais j’y ai trouvé du positif. C’est particulier de se confier à quelqu’un que je ne connais pas. » Sophie a raison. Un écran nous sépare, et pourtant, son envie de partage est plus forte. J’en suis reconnaissante et touchée. Je l’écoute attentivement: ses mots sont justes et forts. Après une heure d’échange, du rire aux larmes, Sophie conclut: « Voilà, c’est mon histoire. »

Je ressens son sourire à l’autre bout du fil. Force, résilience et positivité. C’est son histoire, son parcours, semé d’embûches, débordant d’émotions, mais criant de vérité. Chercher un sens, le trouver et lui donner vie. Relier ses expériences, bonnes et mauvaises, pour en tirer des leçons. Son parcours, elle se l’est approprié, pour mieux le raconter avec l’envie d’aider, de prévenir et de libérer la parole. Ça commence par la sienne. 


Mon cerveau s’est mis sur pause

« Je commence par le plus dur, après ça va aller. J’ai été victime d’abus sexuels quand j’avais quatre ans. Après, mon cerveau s’est mis sur pause. Lorsque l’émotion est trop forte pour être gérée, le cerveau met ça dans un petit coin et il oublie. Moi, j’ai oublié jusqu’à l’âge de douze ans. Je savais, je sentais qu’il s’était passé quelque chose, mais c’était flou. J’ai grossi, comme beaucoup d’enfants qui vivent ça. On se met dans une bulle de protection et on grossit. Quand j’avais douze ans, l’actualité m’a frappée. C’était l’affaire Julie et Mélissa, tout m’est revenu très violemment en pleine figure. Je n’ai pas réussi à gérer et j’ai fait une dépression nerveuse qui m’a conduite à l’hôpital pendant deux semaines. Mes parents ont été extraordinaires, c’est grâce à eux que je m’en suis sortie, sinon je pense que je me serais laissée mourir.

J’avais quatre ans. C’était un voisin. Juste un voisin, pas un ami. Mes parents se sont laissés berner parce que sa petite fille passait du temps chez lui. Ils ont pensé que je pourrais jouer avec elle. C’est comme ça qu’ils m’ont laissé aller chez lui, je suppose qu’ils n’avaient jamais pensé à ça. On préfère ne pas penser à ces choses-là. Quand je leur ai dit que le voisin avait voulu voir ma petite culotte, ils ont vu rouge. Je me rappelle que mon papa a failli aller lui casser la figure. Je n’en ai pas dit plus à cette époque. C’était déjà pas mal. Je crois, de ce que je me souviens, que c’est à ce moment-là que j’ai décidé de ne pas leur dire. Je pensais: « ça va leur faire trop de peine. » J’ai toujours voulu protéger mes parents. C’est con, quand j’y repense. Ils ont tout compris quand j’ai fait ma dépression nerveuse. J’ai commencé à faire des crises de tétanie. C’était très violent, j’en faisais plusieurs par jour. J’ai dû leur expliquer à ce moment-là. Ça a été très dur pour eux aussi. » 

Moi, j’ai oublié jusqu’à l’âge de douze ans. Je savais, je sentais qu’il s’était passé quelque chose mais c’était flou.

Un déclic violent

« Ça m’est revenu de façon très violente. C’était par des images. C’est ça qui a été le plus dur je pense. Tu dois gérer un truc qui te tombe dessus, que tu ne comprends pas, que personne ne comprend. L’événement déclencheur, je pense que c’est l’histoire de Julie et Mélissa. Ça m’a traumatisée. Ça a traumatisé tout le monde. J’ai douze ans, ça me revient, je leur dis tout. Ma maman m’a avoué que elle aussi avait vécu ça. Ça a été doublement violent pour moi. Elle me l’a dit parce qu’elle avait réussi à le gérer et elle voulait que je vois que elle allait bien malgré tout. Sauf que ça n’a pas eu l’effet escompté sur moi. J’ai pensé: « tous les hommes sont des connards et le monde est dégueulasse. »

Ce que tu as vécu, ce n’est pas grave

« J’ai été suivie par un psychologue. Le problème c’est que c’était un homme et que j’avais déjà cette image négative. En plus, il n’a pas eu les mots qu’il fallait. Je me souviens très bien de ce qu’il m’a dit: « dans certains pays, la pédophilie, c’est dans les normes. » Je n’ai jamais compris pourquoi il m’avait dit ça. Il essayait de me dire: « ce que tu as vécu, ce n’est pas grave. » Je n’avais pas besoin d’entendre ça. Je n’aime pas qu’on me dise que ce n’est pas grave. Ce n’est pas vrai, c’est grave. Ce n’était pas le psy qu’il me fallait. Plus tard, j’ai consulté une dame qui pratiquait l’hypnose. Avec elle, ça s’est très bien passé. C’est elle qui a trouvé la solution pour que je ne fasse plus des crises de tétanie. Tout ce processus a duré de très longues années. »

Je me souviens très bien de ce qu’il m’a dit: « dans certains pays, la pédophilie, c’est dans les normes. »

Ce corps qui m’a fait du mal 

« J’ai eu mon premier petit copain à seize ans. Je faisais toujours des crises de tétanie, mais on avait une bande d’amis qui me faisait beaucoup de bien. On s’est séparés un an plus tard, on venait de terminer les secondaires. Et là, je suis tombée dans l’anorexie. Je ne mangeais plus rien. Je vomissais le peu que je mangeais. Ma mère m’a dit que si ça continuait comme ça, je devrais retourner à l’hôpital. Ça m’a bousculée. J’ai toujours eu une relation particulière avec la nourriture. Tout ça, c’est une conséquence de ce que j’ai vécu je pense … Quand on vit ce genre de choses, c’est difficile de s’aimer. Le rapport avec le corps est complexe. On se dit: « c’est avec mon corps qu’on m’a fait du mal » et donc la relation et l’image du corps est biaisée. Se construire avec ce corps, avec lequel il y a eu un traumatisme, ce n’est pas simple. »

Il s’est accroché, c’est ça l’amour

« À vingt ans, je rencontre mon mari. Il est tout le contraire de moi. Ça n’a pas été le coup de foudre. On s’est rencontrés en soirée, il était bourré! J’ai dit à ma meilleure amie: « ce ne sera pas lui. » Il m’a ensuite écrit sur Messenger et j’ai pensé: « finalement, pourquoi pas? » J’ai accepté de le revoir. Et voilà. C’est quelqu’un de très calme et très apaisant. Moi je suis hyper anxieuse et nerveuse, il me fait beaucoup de bien. Je pense que c’est à ce moment-là que mes problèmes avec la nourriture se sont arrêtés. C’est toujours compliqué mais ça va beaucoup mieux. On a construit notre vie. Je ne lui ai pas parlé directement de mon histoire. Il m’a fallu quelques mois, mais c’était important pour moi qu’il le sache et qu’il puisse comprendre certaines de mes réactions. Par exemple, je suis assez caractérielle. Au premier abord, je suis une personne calme mais tout est à l’intérieur et quand je perds mon sang froid, je pique des colères, mais ça s’apaise avec l’âge. Le pauvre il s’est accroché. C’est ça l’amour! Ça fait seize ans qu’on est ensemble. C’est une belle histoire d’amour.  

On a voulu rapidement des enfants après notre mariage. On s’est mariés de façon assez originale d’ailleurs. On n’avait prévenu personne. On a invité nos familles pour notre « pendaison de crémaillère. » Quand ils sont arrivés on leur a annoncé qu’on partait à la commune pour se marier. Je ne sais pas d’où vient cette idée… Avant lui, j’avais une image très négative des hommes, même si j’ai un papa extraordinaire. Je savais que tous les hommes n’étaient pas mauvais mais qu’il fallait faire attention. »

On a construit notre vie. Je ne lui ai pas parlé directement de mon histoire. Il m’a fallu quelques mois, mais c’était important pour moi qu’il le sache et qu’il puisse comprendre certaines de mes réactions.

Une maladie peu connue

«  Quand on a voulu des enfants, il y a eu des obstacles. On a découvert que j’avais le syndrome des ovaires polykystiques (SOPK), une maladie hormonale. On ne connait pas vraiment la cause, mais je suis sûre que le psychologique joue un rôle déterminant. Cette maladie amène son lot de complications: des règles très douloureuses et abondantes, de l’obésité parfois et d’autres problèmes. C’est quelque chose que j’ai depuis toujours et qu’on a découvert plus tard. Après un long combat et des PMA, j’ai eu la chance d’avoir deux bébés merveilleux. »

Ça remet les choses en place

« On a eu nos deux petits monstres, ça a été la belle vie pendant quelques années. Puis, il y a deux ans on a découvert un cancer de l’utérus à ma meilleure amie et la maladie de Crohn à mon papa. Ce fût la douche froide. Malheureusement, ma meilleure amie est décédée. Mon papa s’en est sorti. Ça a été une période très compliquée, un coup dur. Ça remet les choses en place. Quelques mois plus tard, on a découvert que la cicatrice de ma césarienne était ouverte, et par la même occasion, on a vu que j’avais de l’adénomiose. On va devoir m’enlever l’utérus. C’est pour ça que je te parlais de ma meilleure amie, car je revis les étapes qu’elle a dû vivre quand on a découvert son cancer. Elle s’est battue contre la maladie, battue pour garder son utérus et envisager la maternité dans le futur. Mais ça n’a pas fonctionné pour elle. »

La boucle est bouclée

« Ça fait un mois que je suis au courant de tout ça. Dans un premier temps, j’étais anesthésiée, je ne réalisais pas, ça a été très dur. Puis j’ai accepté la réalité. Je me suis dit que si c’était la solution, alors d’accord.

Je pense que tout est lié. La boucle est bouclée. Psychologiquement, quand on vit ce que j’ai vécu, on ne guérit pas, c’est quelque chose qui reste en soi et qui sera toujours douloureux. Quand j’ai voulu commencer à écrire un livre illustré, c’était avant d’apprendre mes problèmes à l’utérus, j’étais dans un processus de guérison. Je sais que ça fera toujours partie de moi, mais j’ai appris aussi que je devais essayer d’être en paix avec ça. De toute façon, je n’ai pas le choix. Rester dans le passé n’apporte que du négatif. Ce n’est pas mon caractère. J’ai fait une dépression quand j’avais douze ans et je m’en suis sortie là ou d’autres auraient pu se laisser aller et se suicider. Je me dis que chacun a son lot d’embûches. Les miennes sont peut-être plus difficiles que d’autres, mais je ne veux plus me battre. J’ai eu l’impression de me battre toute ma vie. Maintenant je veux juste prendre la vie comme elle vient… »

Je ne veux plus me battre. J’ai eu l’impression de me battre toute ma vie. Maintenant je veux juste prendre la vie comme elle vient… 

Partager pour aller de l’avant

« Maintenant, j’ai besoin d’en parler pour aller de l’avant. Aussi, parce que je pense qu’il y a énormément de femmes qui ont vécu la même chose. Les médecins disent que c’est une femme sur trois. Je suis sûre que c’est plus. J’ai pensé à en parler dans les écoles, aux élèves pour qu’ils sachent, pour qu’ils comprennent, pour que ça ne leur arrive pas. Et si ça leur est arrivé pour qu’ils voient qu’on peut vivre avec et aller mieux. C’est quelque chose que j’ai compris en étant maman aussi. J’ai une petite fille et forcément, quand elle a eu quatre ans, c’était angoissant. Pourtant, je me souviens très bien que quand j’étais petite, mes parents m’avaient expliqué tout ça. Je me souviens aussi que quand ça m’est arrivé, j’ai regardé cet homme et je lui ai dit non, mais il a continué. Parfois l’éducation n’est pas suffisante. Pas dans le sens où mes parents ne m’ont pas éduquée comme il fallait, je veux dire que même si on le sait, ça peut arriver quand même. 

Je me souviens aussi que quand ça m’est arrivé, j’ai regardé cet homme et je lui ai dit non, mais il a continué.

Ce qui est sûr, c’est que les parents doivent en parler à leurs enfants. Je me rappelle quand je n’arrivais pas à tomber enceinte je voyais une psy extraordinaire qui m’avait dit: « quand tu auras des enfants, il faudra leur en parler. » Ça m’a bouleversée et je ne voulais pas. Je me rappelais de l’effet négatif voir traumatisant des révélations de ma mère à cette époque. Et finalement, maintenant, je pense que quand ils seront en âge de comprendre, ça sera sûrement utile de leur dire. Que leur maman a beaucoup souffert et qu’il faut qu’ils fassent tout pour ne pas que ça leur arrive. » 


Penser à soi. C’est que que Sophie veut faire désormais. « J’ai dû apprendre avec l’âge à penser à moi avant les autres et c’est un vrai travail sur soi. J’ai un gros défaut, je suis beaucoup trop dans l’empathie. J’ai toujours fait passer les autres avant moi. Quand j’avais quatre ans, j’ai pensé à mes parents avant moi. Je ne leur ai rien dit. C’est ça qui a été difficile dans ma guérison, quand j’ai fait ma dépression nerveuse je m’en suis sortie pour eux, sinon je me serais laissée mourir. Je crois que c’est une des choses que ma meilleure amie m’a appris: vivre pour moi. »

Sa rencontre était pleine d’émotions. De la retenue pour démarrer cette conversation, et un courage fou de se livrer à moi, une inconnue. Son histoire a résonné en moi, sa façon de voir les choses et de tirer le positif des événements même les plus dramatiques. C’est son histoire, elle l’a apprivoisée, elle se l’est appropriée, comme elle a dû se réapproprier ce corps qui l’a blessée, et qui lui a volé sa confiance. En elle, aux hommes. Elle est la preuve que nous sommes bien plus fortes que ce qu’on ne pense. Merci. Merci mille fois, Sophie.  

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